Fraîchement diplômé d’une école de commerce, j’avais décroché facilement mon premier emploi à un salaire supérieur même à ce que me promettaient les sacro-saintes statistiques du « palmarès des rémunérations à la sortie des grandes écoles de commerce» que nous dévorions tous avidement, croyant y lire nos droits imprescriptibles et la reconnaissance d’une valeur indiscutable, vivant comme une honte le recul, ô combien virtuel, d’une place dans ce « cursus honoris » matérialiste.

J’avais choisi l’industrie textile, pour le contraste que je pressentais entre une tradition industrielle bien ancrée et la nécessaire adaptation à la crise née, déjà, de la concurrence des pays émergents. L’avenir me souriait, le chômage n’était pas pour nous, héritiers des « jeunes cadres dynamiques » des années 70 nous étions des « battants » dont les réussites étaient méritées par nature. En tout cas, c’est ainsi que j’aurais dû être : une bonne pièce sortant du moule.

Seulement voilà, le costume ne me semblait pas tout à fait taillé pour moi et je me sentais inquiet voire terrorisé, suivant les moments, persuadé qu’inévitablement, l’imposture serait découverte et que je serais alors jeté impitoyablement hors du chemin de la gloire.

Alors je décidai d’observer, pour découvrir, autour de moi, des modèles susceptibles de m’enseigner par l’exemple comment à mon tour devenir « performant ».

C’est ainsi que lors de mon stage d’intégration au siège de l’entreprise, en Alsace, alors que mon bureau était situé à Paris, on me présenta au « chef de zone grand export ». On me l’avait décrit comme « très entreprenant, énergique et efficace » tout le contraire de moi. Nous avions rendez-vous pour qu’il me décrive son métier. Attentif je me préparais à un exposé sur les mystères de l’export et surtout du grand export. L’homme arriva, et se lança aussitôt dans un récit enthousiaste : il venait d’embaucher un groupe d’agent en Australie dont il me fit un panégyrique avant de conclure sur les bénéfices escomptés d’un tel recrutement. Peu avancé en ce qui concerne l’export, j’étais heureux de savoir que le marché Australien nous était ouvert.

Quelques mois plus tard en visite au siège, nous nous croisâmes au restaurant d’entreprise et pour masquer ma timidité, j’engageai la conversation :

– Alors l’Australie.

– Ah ? c’est fini, nos agents étaient mauvais.

Je m’étonnai d’un tel retournement et j’entends encore sa réponse :

– Vous savez dans les commerciaux, il y a toujours 50 % de déchet.

S’il avait dit « dans le recrutement, on se trompe une fois sur deux », j’aurais depuis longtemps oublié l’anecdote, une fois digérée la surprise d’un tel taux d’échec. Mais, après tant d’années, cette phrase continue de représenter à mes yeux un incroyable concentré d’aveuglement sur la dimension humaine de la fonction commerciale.

Humaine, n’étant pas ici pris comme synonyme de compatissant mais simplement pour caractériser une activité exercée par des êtres humains.

50%, tout d’abord. Qu’aurait dit notre brillant négociateur si le directeur industriel lui avait annoncé que seulement 50% des commandes seraient livrables ?

Le qualificatif : mauvais, sauf à admettre sa propre incompétence, il aurait pu se rappeler des qualités l’ayant décidé à les embaucher. Ces qualités existaient sans doute encore, alors… inadaptées peut-être mais mauvais ? Lorsque l’évaluation devient jugement l’obscurantisme guette.

Sont, le verbe être accolé au qualificatif mauvais signe à la fois une condamnation sans appel et renvoie à « l’être ». La langue Espagnole, distingue le verbe « ser » qui ne s’emploie que pour le définitif : être grand ou être mort ; et le verbe « estar » qui s’applique lorsque l’on est en vacances ou malade ou …licencié.

Bien entendu on objectera que mon interlocuteur n’est en rien représentatif du manager et qu’on ne peut généraliser à partir d’une caricature et pourtant ?

S’il s’était agi d’un comportement déviant, aurait-il pu continuer à exercer son activité de la même manière ? Aurait-il joui d’une telle côte ?

Je crois tout simplement que sa hiérarchie, sans explicitement cautionner ses procédés, ne s’intéressait pas aux moyens du moment que « le chiffre montait ».